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Écrans maghrébins

Avec ces deux films, qui se situent aux antipodes pour les choix thématiques et esthétiques, le jeune cinéma maghrébin nous offre plus que deux bonnes surprises : deux œuvres profondément originales, pertinentes et audacieuses. Les deux réalisateurs appartiennent à la même génération et malgré leurs différences de parcours, ils cherchent des échappatoires au mal-vivre de leurs sociétés d’origine.

Avec ces deux films, qui se situent aux antipodes pour les choix thématiques et esthétiques, le jeune cinéma maghrébin nous offre plus que deux bonnes surprises : deux œuvres profondément originales, pertinentes et audacieuses. Rome plutôt que vous premier long-métrage de l’Algérien Tariq Teguia, film enraciné et même confiné dans le quotidien le plus oppressant de l’Algérie actuelle, est d’une confondante maîtrise. Whatever Lola wants, film aérien et polyglotte du très expérimenté réalisateur marocain Nabil Ayouch, marque une volonté de rupture. Malgré les succès de Mektoub en 1998 et Ali Zaoua, Prince de la rue 2000, il a eu envie de prendre le large pour jouir d’une plus grande liberté d’expression et pour nous entraîner, de New York au Caire, sur les pas de Lola, blonde exception de la danse orientale. Les deux réalisateurs appartiennent à la même génération (Teguia est né 1966, Ayouch en 1969) et malgré leurs différences de parcours, ils cherchent des échappatoires au mal-vivre de leurs sociétés d’origine. Rome plutôt que vous, film algérien de Tariq Teguia Il est admirable que ce film décalé, bourré d’humour et de désenchantement, soit aussi le témoignage le plus aigu que l’on ait réalisé sur l’Algérie immédiate. Kamel et Zina (Rachid Amrani et Samira Kaddour) ont vingt ans dans les décombres de l’Algérie des dernières décennies. Le pays continue de subir "une guerre lente", Moins de morts, mais plus de temps morts et l’inéluctable usure des choses et des individus. Comment sortir du cadre factice d’une riviera de photomaton quand il n’y a même plus d’eau au robinet ou d’allumettes pour préparer le café du matin ? On s’occupe. On frotte le carrelage. On plie du linge. On fume une clope après l’autre. On boit une bière après l’autre. On échange des propos insignifiants. On cite Rimbaud ou Kafka. On écoute Cheb Hasni ou Cheb Azzedine. On lit Chester Himes. On tourne le dos au désastre, face à des évasions illusoires : l’enchevêtrement des voies ferrées, la paralysie du port, la plage et la mer grises. On longe des murs qui vont n’importe où et disent n’importe quoi. Pour les sortir de ce nihilisme, ce film aux accents godardiens, va projeter ses personnages dans une balade au bout de la nuit, tentative d’ évasion dans "un paysage d’évènements". Le couple part vers La Madrague, ancienne villégiature, aujourd’hui insalubre lotissement, en quête d’un certain Bosco, douteux marin mais possible passeur vers l’Europe ou fournisseur de papiers d’identités et de visas. Avec l’insouciance de gamins espiègles qui jouent au ballon, d’adultes immatures qui se laissent griser à l’ivresse des corps, ils vont se faire piéger par le couvre-feu et tomber pour la nuit, aux mains d’une brigade de policiers en civils, spécialistes de l’abus de pouvoir. Tariq Teguia a mis près de huit ans pour mener à bien cet "astre tombé des décombres". Un talent rare, affranchi des codes, avec lequel il faudra compter. Whatever Lola wants, film américano-égypto-marocain de Nabil Ayouch Le Festival de Marrakech est présenté à l’opinion publique nationale et internationale comme un espace de liberté. Le choc fut rude pour Nabil Ayouch, valeur sûre du nouveau cinéma marocain, d’y voir sa dernière œuvre contestée (Une minute de soleil en moins, téléfilm réalisé pour Arte en 2002). Il fallait l’amputer de quelques séquences trop explicitement sexuelles. Pour la vénérable institution, l’audace et la liberté d’expression n’étaient recevables que pour les étrangers, pas pour les nationaux, fussent-ils d’une double culture, orientale et occidentale et d’une origine métissée (mère française juive et père marocain musulman). L’auteur préféra se retirer de la compétition. Son 3e long métrage Whatever Lola wants est une sorte de réponse à ces mouvements d’intégrisme castrateurs. A l’instar de son aîné Chahine, Ayouch a choisi de plaider par l’exemple pour l’ouverture d’esprit et les convergences les moins évidentes. A vingt cinq ans, Lola (Laura Ramsey), employée des postes new-yorkaises, n’a pas l’intention de passer sa vie à distribuer du courrier. Elle rêve d’une carrière plus exposée et plus conforme à ses goûts artistiques, avec des lumières, des paillettes et des roucoulades. Son petit copain Youssef, espiègle garçon de restaurant (Achmed Akkabi) et gay égyptien qui a quitté le pays pour vivre son homosexualité sans entraves, la pousse dans cette direction en lui faisant miroiter les splendeurs de la scène cairote. Les deux amis s’exaltent notamment à travers le parcours d’Ismahan, une danseuse mythique. Il serait miraculeux de marcher sur ses traces et de recueillir son enseignement car elle a mystérieusement disparu de l’actualité. Le hasard pourrait transformer le rêve en réalité. Lola rencontre Zack (Assad Bouab), séduisant comme un prince arabe qui lui promet monts et merveilles, et mariage… avant de disparaître. C’est le moment de franchir le pas. Lola embarque pour Le Caire à la recherche de Zack et d‘Ismahan. On se doute que ce n’est pas la bluette qui intéresse en priorité Nabil Ayouch, même si l’atmosphère de comédie américaine est bien rendue dans cette première partie. Les relations, d’abord difficiles, avec Ismahan deviennent le thème majeur du film, son point dramatique culminant et son apothéose chorégraphique quand Lola sera enfin possédée par “le tarab” (l’état de grâce) et que son manager Nasser (Hichem Rostom) sera capable d’en faire un trait d’union entre l’Orient et l’Occident . Il faut lire en filigrane toutes les leçons que le film développe sous son apparente légèreté. Lettres de noblesse rendues à la danse orientale, aujourd’hui décriée par les cagots, hommage à la féminité et à la place prépondérante qu’elle occupe dans les problèmes de transmission. Véritable hymne à l’échange équitable des cultures et à leur insoumission. André Videau
Rome plutôt que vous, réalisé par Tariq Teguia. 2006. Avec Samira Kaddour, Rachid Amrani, Ahmed Benaissa. Durée : 1h 51 Whatever Lola wants, réalisé par Nabil Ayouch. 2007. Avec Laura Ramsey, Assaad Bouab, Carmen Lebbos. Durée : 1h55