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Les Invités

Pierre Assouline, journaliste, biographe, écrivain, essayiste, critique, blogueur en chef, invite à partager, le temps d’un dîner, la table de quelques convives membres de la caste des « grands bourgeois », celle qui crèche du côté du VIIe parisien, insensible aux mouvements d’humeur de la rue et ce depuis des lustres.

Pierre Assouline, journaliste, biographe, écrivain, essayiste, critique, blogueur en chef, invite à partager, le temps d’un dîner, la table de quelques convives membres de la caste des « grands bourgeois », celle qui crèche du côté du VIIe parisien, insensible aux mouvements d’humeur de la rue et ce depuis des lustres. En fait de « caste » il faut entendre, ici, c’est-à-dire sur les proches rives de la Seine qui ne sont pas celles du Gange lointain, plutôt « ghetto ». Le seul ! L’unique ghetto qui vaille dans cette bonne vieille terre de France : celui des riches, riches de naissance et d’héritage, riches aussi de réseaux, de cercles d’influence et tout le toutim. Réseaux tissés depuis des générations via alliances et parfois mésalliances, comptes en banque et promotions qui de Science Po qui de l’ENA et autres Grandes écoles. Assouline nous gratifie d’une histoire ficelée aux petits oignons qui vaut bien les préparations mijotées par le sociologue Éric Maurin. Chez ces gens là on ne se mélange pas, ou alors par intérêt sonnant et trébuchant. Dans ces salons feutrés et ces salles à manger sonne le « la » des convenances, des us et coutumes, de la bien-pensance. Ces grands bourgeois font-ils aussi les mentalités de la France ? La question peut se poser à la lecture de ce récit original, réglé comme du papier à musique. Une valse à quatre temps : (1) D’abord les préparatifs. L’hôtesse, Mme Sophie Du Vivier s’affaire, secondée par la bonne… (2) Ensuite l’arrivée des invités. Chacun se voit gratifié d’une bio express. (3) Coup de théâtre : l’hôtesse s’étant emberlificotée dans ses cartons d’invitations, les invités se retrouvent à treize. Voilà qui est de mauvais augure dans une maison qui se pique de tenue, de tradition et de respectabilité chrétienne. Treize à table c’est en tout cas inacceptable pour l’énigmatique Christina Le Châtelard. Après moult tergiversations, silences pesants et regards fuyants, c’est George Banon, l’industriel canadien, qui offre la solution : convier la bonne à partager ce repas. En fait, on n’ignore si il trouve LA solution mais sa position d’invité d’honneur – Thibault Du Vivier lorgne un contrat du côté du poids lourd nord-américain – donne à ses paroles et à ses souhaits un caractère indiscutable. Et voilà donc notre chère Sonia à partager le boire et le manger de celles et ceux qu’elle était, quelques minutes plus tôt, sensée servir et desservir. Ce que pointe ici Assouline, ce n’est pas tant le chocs des classes – pardon pour ce mot devenu imprononçable – que le fossé qui existe entre une certaine France et la France réelle, entre « la France d’en haut » et celle « d’en bas » – oui c’est plus convenable que « classes » ! Car Sonia n’est que le cache-sexe d’Oumelkheïr. Un prénom imprononçable et une origine inavouable pour Sophie Du Vivier. Oumelkheïr, littéralement la mère du meilleur, du bien, de la bonté comme le traduit l’auteur. Il fallait bien être né à Casablanca pour dénicher un tel prénom ! Bien évidemment les discussions tourneront autour de Sonia-Oumelkheïr, cette « beurette », aux lointaines origines marocaines, née à Marseille du côté de l’Estaque. Elle surprendra plus d’une fois ses commensaux d’un soir par sa délicatesse et sa culture. En terme footballistique on parlerait de contrepied… Pourtant, in petto, les tensions sont extrêmes : il lui faut être « à la hauteur », ne pas choquer ces messieurs dames. Sonia risque sa place et Oumelkheïr peut se retrouver à la porte, et fissa encore ! Alors il faut essuyer les incompréhensions, les fautes de goût, les rebuffades, les cruautés. Pour une main tendue, un regard de tendresse ou de complicité, combien de honte bue, de paroles restées coincées au travers de la gorge, de vexations, de doigts de pieds tordus plutôt que de « laisser échapper un cri, un mot, une humeur ». La Kora du dernier roman de Tassadit Imache a connnu ça, elle aussi ! (Tassadit Imache, Des nouvelles de Kora, éd. Actes Sud, 2009). (4) Arrive la fin de la soirée. Assouline est un romancier et un biographe, bien trop attaché aux êtres qu’il décrit pour les affadir. Du moins certains. Le vin aidant, des masques tombent, laissant deviner quelques traces d’humanité. Caricatural ce diner ? Peut-être pas. Il suffit d’être invité dans une bonne maison, bourgeoise ou non, de province notamment, pour mesurer à quel point Assouline vise juste et souvent même avec subtilité. Comme on renvoie systématiquement les Algériens à leur guerre (lire notamment Maïssa Bey, Entendez-vous dans les montagnes, éd. De L’Aube & éd. Barzakh, 2002) on renvoie tout aussi systématiquement Sonia-Oumelkheir et les siens à leurs origines, à des caricatures sociales, religieuses ou autres, les excluant non seulement du cercle des invités mais aussi de la communauté nationale. « Drôle de gens tout de même qui louaient le cosmopolitisme sous toutes ses formes, mais se méfiaient des étrangers, et plus encore de ceux qui se prétendaient français. » Tout cela est féroce, assassin même, mais écrit avec urbanité. Assouline ne déglingue pas au vitriol ou à la kalachnikov. Monsieur a du style et des lettres. Il soufflette aux bons mots et trucide à la houppette. Mais, comme dans les arts martiaux, il suffit de viser juste et au bon moment. Cela fait aussi mal… Enfin, l’espoir n’est peut-être pas mort . N’est-ce pas une certaine Rachida qui depuis mars 2008 officie comme maire du VIIe arrondissement parisien ? Mustapha Harzoune
Pierre Assouline, Les Invités, Gallimard, 2009, 207 pages, 17,90€